mercredi 29 septembre 2010

Longue Distance

Longue Distance


A mon frère







« Un seul être vous manque
Et tout est dépeuplé »


Alphonse de Lamartine






Y aller...là bas… les serrer longtemps, tendrement dans mes bras ! Voyage toujours remis. Désir obsédant de sentir l’accolade de l’air chaud et épais, qui entre, matériel –dés l’ouverture des portes. Le boire goulûment et sentir sa brûlure iodée sur les lèvres et dans les yeux. Lumière éclatante, soleil brûlant impitoyable… et le bruit des vagues et du vent, comme une lointaine chevauchée sauvage, mais si apaisante, comme une berceuse, comme un souvenir enfoui et oublié qui me constitue comme la peau.
C’est impossible …..Il est tard…je m’endors comme avalée par un gouffre…

Elle court, sur le sable ardent pour s’approcher tout près, jusqu’au bord, de cette étendue liquide bruyante et mouvante, inconnue d’elle, d’eaux et de vent. Etendue bleu sombre accrochée au bleu clair par une ligne fine mais précise, comme une pliure horizontale. Elle se brûle les pieds et enfin sent joyeuse et rassurée, le soulagement de cette eau fraîche, qui lèche ses pieds, les couronnant de mousse et le sable mou et humide se dérober sous son poids et creuser un volcan qui s’efface, qui s’efface. Le vent voltige fou dans les cheveux salés.

Elle traverse la forêt touffue et ombragée par un chemin glissant et accidenté, ouvert exprès pour les chevaux et les gens. Entourée de milliers de sons fins, de petits frottements, de grincements divers, de légers sifflements, le grondement sauvage de l’océan se fait plus précis. En haut d’une branche, accroché solidement par ses pieds comme des mains aux doigts crochus, un varan majestueux et placide iridescent chauffe au soleil son dos dentelé ; on perçoit les battements de son goitre sous sa peau brillante. Ses yeux ne regardent rien de précis mais se ferment à tour de rôle en tournant sur eux-mêmes. Une bande de petits singes « titi » hauts comme une main, poilus et blancs comme des petits vieux qui vous fixent du regard avec une insistance infantile, sautent en criant de branche en branche, agiles et rapides, pour disparaître joyeux. Les arbres élégants forment une voûte ajourée et leurs troncs lisses montent, fins et élancés, comme les nervures d’une cathédrale gothique qui aurait des vitraux au plafond. Et l’air si chaud, et la peau moite et dilatée.
M’arrive, vague et lointain, un son, ou est-ce un cri, ou un appel, un bourdonnement ? Je le chasse agacée ! Il fait nuit et c’est l’hiver !
La cabane est au loin, construite entièrement en guadua jaune et vert. Le toit qui descend très bas, presque jusqu'à toucher le sol, est fait de feuilles de palmes sèches, accrochées à des tiges
que l’on ne voit pas mais qui forment un alignement ondulant jusqu’au faîte. Elle la voit à travers le rideau strié et mouvant des longues feuilles courbes de cocotiers d’eau, assise comme une grande dame sur le sable blanc. Ce sable tacheté d’ombres ajourées- soudain d’une rayure sombre mais surtout de déchirures alignés- des palmes écartelées qui se balancent, et de temps en temps dans le sable, a demi enfouie, portant en elle le bruit sec de sa chute…une noix de coco tombée, verte et lisse, sous la lumière stridente… et sur le seuil ma fille engloutie par l’ombre drue, qui appelle et fait des signes des bras.
Elle crie quelque chose et un son aigu arrive estompé, par bribes hachées comme un prémonition……Je me retourne dans mes draps…irritée…..La nuit est entamée et j’ai froid.

Elle n’entend pas, seul le vent qui siffle, le martellement lancinant des vagues, et les battements de son cœur après la lutte contre le courant rond …. La peau chaude, brune et mouillée. Et toute cette lumière… la lumière des Caraïbes.
Soudain, immiscé dans cette stridence lumineuse une impression, que l’on chasse comme une mouche, d’avoir négligé, oublié quelque chose….et une anxiété lourde comme un serpent niché au creux du ventre….Il fait si froid…..

Les premiers accords de la Sonate Le Printemps…en pyjama, j’ai cinq ans, cachée avec mon frère derrière les barreaux du grand escalier et avec une vue imprenable sur le hall d’entrée en granit noir reluisant et sur la majestueuse porte toute vitrée et ornée de ferrures, je vois entrer tous les invités : il y a mon oncle, le poète, avec sa jolie femme, toute fine dans une robe de dentelle gris-bleu , ses cheveux d’ébène coupés carrés, des fossettes ornent son sourire franc, le regard noir et espiègle, le front de rose; les amis écrivains de mon père, très élégants et leurs épouses souriantes et qui saluent ma mère avec maintes exclamations et compliments. Ma mère belle et blonde, dans sa robe de velours myosotis, les magnifiques yeux verts d’eau lumineux, humides et vastes comme des lacs, le sourire large orné de dents parfaites et blanches. Mon père derrière, a peine un peu plus petit qu’elle, accueillant les invités avec des petites blagues gentilles et des sourires, sur les tempes, déjà, quelques fils d’argent, son regard profond vert sombre aux longs cils noirs sous les sourcils épais virilement unis au milieu. Les mains fortes et courtes aux ongles carrées et cette fière allure, jeune et agile. Il me regarde et de sa main et nous dit adieu….amoureusement……adieu…..
La sonnerie, comme un écho...de loin elle arrive. Se précise cette fois..pressante…présente.. Le brouhaha des rires et des conversations, les coupes qui trinquent, les discussions passionnées, le piano de la Sonate de Beethoven…en bas… au salon…la réponse du violon. Tous ces sons s’enroulent et comme de rubans montent vers nous…je sombre a nouveau dans la nuit, avec le sentiment gênant d’avoir effacé quelque chose…mais quoi ?

Le blanc cercueil de Diego au milieu du salon, sur la table de centre en bois cannelé…ma mère vêtue de noir, l’air transi, les yeux cernés et creux, s’affaire auprès de moi et de ma robe noire que j’ai froissée et mon père, soudain vieux ne décolle pas son regard du sol, accablé, vaincu, désespéré. Aux murmures de la veille, quand le petit se mourrait, s’est substitué un silence mortel et irréparable. Aux courses et aux arrivages des oncles, tantes et cousins, tous consternés, la solitude. Soudain le monde s’est vidé et il y fait noir…Ces pleurs…

Nous longeons la route toutes fenêtres ouvertes, la route soudain toute droite, tachetée d’ombres mobiles. De chaque côté de la route d’énormes manguiers dont les branches se joignent au centre, dessinent une nef ajourée, ornée de grappes de miel se balançant doucement au gré du vent. Entre deux troncs, une prairie lumineuse et à l’ombre fabuleuse d’une ceiba, géant américain, arbre majestueux cintré et à la peau lisse comme un corps de femme, s’abritant du soleil strident, un troupeau de zébus languides ruminant paisiblement. Douces vaches a grandes oreilles duveteuses, bossues au regard cerné de noir et de longs cils qui nous fixent curieuses et s’approchent lentement, lourdement, sans crainte. Au loin, au bout de vertes prairies et bien après des petites collines et bosquets devenus paysage, découpée à la scie sur l’azur, la cordillère bleutée couronnée de nuages. Et plus haut, encore au dessus, accroché au ciel, limpide et lévitant, le cône névé de Santa Isabel.
Le vent sucré caresse mon visage, en emmêle mes cheveux qui flottent follement. L’odeur acide et fermentée des mangues…de loin m’arrive le cri de quelque oiseau…ou serrait-ce le hurlement d’un singe, ou le chant d’un merle de mon enfance…mais ce n’est pas encore le jour…ou des grillons qui grattent, ou les cigales qui sifflent stridentes….non…se sont…se sont des appels….J’émerge des rêves comme une noyée cherchant de l’air !
J’entends !!! C’est le téléphone ! Qui sonne…qui sonne…aigu, pressant, pesant. J’ai le sentiment qu’il sonne depuis toujours !.....Depuis combien de temps ?...Un appel au milieu de la nuit ! Le cri venu de loin qui scelle à jamais notre silence.
Il faut venir… son cœur à cessé de battre…il est parti…Adieu…Adieu …
« Nous t’attendons…viens vite !! Viens ! Il ne manque que toi ! viens ! »
Paiement terminé. Le voyage toujours remis….un sanglot réprimé m’étrangle et me brûle. J’imprime le billet, départ à l’aube. Paris - Carthagène